Nadia Boulanger et la Passion selon Saint-Matthieu de J.S. Bach en 1936
En prenant en main une partition d’un fonds patrimonial, on ne peut savoir à l’avance où elle va nous emmener.
La mission du bibliothécaire est de décrire le document le plus fidèlement possible, selon des normes établies, afin que ce document soit repérable et identifiable dans un catalogue de bibliothèque.
Dans un fonds patrimonial, il est indispensable de relever, sur chaque document, tous les éléments particuliers, qui aideront à la valorisation du fonds et à son étude par des chercheurs.
"Les enjeux spécifiques au signalement des documents patrimoniaux ne concernent donc pas tant la typologie documentaire que la complexité et l'«épaisseur historique» inhérente à ces documents. Unicité, rareté, difficulté d'identification, contexte de production, particularités physiques, histoire, anciens possesseurs, reliure ou conditionnement constituent autant d'informations, parfois malaisées à découvrir, qui font la richesse d'une notice descriptive." (Palluault, 2017)[1]
Ces indications doivent servir aux chercheurs, mais il n’est pas interdit de se faire plaisir. Aussi, en prenant en main une "banale" partition de poche du fonds Nadia Boulanger, je me suis autorisée une petite divagation.
LA PARTITION
Bach, Johann Sebastian (1685-1750) et Georg Schumann, Passionsmusik nach dem Evangelisten Matthäus nach der Ausgabe der Bach-Gesellschaft und dem in der preussischen Staatsbibliothek befindlichen Autograph revidiert und mit Vorwort versehen von Georg Schumann, coll Eulenburgs kleine Partitur-Ausgabe, Eulenburg, [ca 1930]. UFNB MEp BAC 530
Voici le relevé des éléments extérieurs :
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Sur la couverture : ex-libris à l'encre de la main de Nadia Boulanger : "NB" ; tampon Bosworth & Co Bruxelles
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Sur la page de titre : à l'encre, de la main de Nadia Boulanger : "Amsterdam // Rameaux 1936 // - Mengelberg - // avec les Loudon" ; annotations au crayon, [peut-être en relation avec l'exécution de l'oeuvre en 1936 sous la direction de Willem Mengelberg.]
Reprenons un à un les éléments de cette simple note manuscrite :
LES LOUDON
Les Loudon étaient une famille néerlandaise influente. John Loudon (1866 - 1955), fut ambassadeur des Pays-Bas aux États-Unis de 1908 à 1913. En 1906, il épouse Lydia Edith Eustis, une Américaine qui fit une brève carrière de chanteuse. De 1919 à 1940, il est ambassadeur des Pays-Bas en France. Pendant leur séjour à l'ambassade des Pays-Bas, rue de Grenelle à Paris, les Loudon développent une forte amitié avec Nadia Boulanger. Nous ne savons pas exactement comment ni quand Nadia Boulanger a fait la connaissance des Loudon. Il est probable que Marga Loudon, élève de Nadia Boulanger et épouse d’un neveu de John était le lien entre eux.
Lydia Loudon. Library of Congress Prints and Photographs Division. LC-DIG-ggbain-18023
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John Loudon, 1913. Wikipedia
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American Music Research Center, Colorado University
Un article d’une revue américaine (dont le paragraphe précédent s’inspire), nous apprend qu’une correspondance entre Nadia et Lydia a été donnée par Don Campbell [2] à l’American Music Research Center de l’Université du Colorado. (Segal, J., 2019)[3]
Cette correspondance (253 lettres) nous éclaire sur la relation très proche qu’entretenait Nadia Boulanger avec le couple Loudon.
Correspondance à la Bnf
Quelques lettres de Lydia et John Loudon sont conservées dans le Fonds Boulanger de la Bibliothèque nationale de France :
- Lydia Loudon, 16 lettres de 1905 à 1957 [références : Nla 82 (81-100)]
- John Loudon, 5 lettres de 1941 à 1952 [références : Nla 82 (70-78)]
- lettre de Nadia Boulanger à Lydia Loudon datée du 19 septembre 1942 [référence : Nya 296(19)]"
AMSTERDAM, RAMEAUX 1936
Nadia Boulanger notait scrupuleusement la provenance et l'année d'acquisition des partitions qu’elle achetait ou qu’on lui offrait. Dans le fonds Boulanger de la médiathèque, plusieurs proviennent d’Amsterdam où elle s’est rendue notamment en 1920 pour le festival Mahler (Mugmon, 2018) [4].
Ex-libris sur la page de titre de : Erste symphonie in D Dur / Gustav Mahler. Médiathèque Nadia Boulanger. UFNB ME 400 MAH
Celle qui nous intéresse a été rapportée d’Amsterdam à Pâques 1936. Nadia Boulanger a assisté à une représentation de la Passion selon Saint-Matthieu de J.S. Bach, en compagnie de Lydia et John Loudon, chez lesquels il est probable qu’elle logeait.
Par ailleurs, elle a dirigé un concert à la résidence de l'ambassadeur des Pays-Bas, à Amsterdam le 27 avril 1936 (Brooks, 1993)[5]
WILLEM MENGELBERG [6]
La partition est annotée. Nadia Boulanger l’avait-elle en main lors du concert ou a-t-elle reporté ces notes par la suite ? Toujours est-il que ces notes se réfèrent à l’interprétation de Willem Mengelberg.
Le chef d’orchestre a dirigé l'orchestre du Concertgebouw d’Amsterdam pendant 50 ans, à partir de 1895. En 1897, il prend également la direction du Toonkunstkoor avec lequel il donnera chaque année à partir de 1899 la Passion selon St Matthieu de J.S. Bach.
L’enregistrement
Premier enregistrement, 1939. Philips Minigroove A00150-154 L
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Willem Mengelberg. Historical recordings 1929-1939. Naxos Historical
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Nous avons une trace sonore : Mengelberg a enregistré la Passion selon Saint-Matthieu en 1939, en direct.
On peut écouter cette version, elle est sans doute très proche de celle qu’a entendu Nadia Boulanger en 1936. Peut-être serait-il intéressant de comparer les notes prises sur la partition avec l’enregistrement ?
Pour écouter l'enregistrement de la Passion selon Saint Matthieu de J.S. Bach, version 1939 dirigée par Willem Mengelberg. Naxos
Pour en savoir plus sur l’enregistrement :
Naxos. About this recording
Mengelberg, Bach's St. Matthew Passion' and the Philips Miller Sound Recording System
[2] Parmi les documents et papiers personnels de Don G. Campbell (1946-2012), auteur, musicien, thérapeute du son, élève de Nadia Boulanger. Ce fonds, conservé à l'American Music Research Center, comprend des documents de recherche, des enregistrements, des écrits, de la correspondance et d'autres documents personnels.
[4] Mugmon, M. (2018). An Imperfect Mahlerite: Nadia Boulanger and the Reception of Gustav Mahler. The Journal of Musicology, 35(1), 76‑103. https://doi.org/10.1525/jm.2018.35.1.76
[5] Brooks, J. (1993). Nadia Boulanger and the Salon of the Princesse de Polignac. Journal of the American Musicological Society, 46(3), 415-468. doi:10.2307/831927
[6] Bowen, J., Starreveld, R., & Braas, T. (2001). Mengelberg family. Grove Music Online.
Page créée le 2 avril 2020